ReportagesDétecter les fuites pour économiser

Détecter les fuites pour économiser

Par Marie-France Létourneau, collaboration spéciale

Certains tendent à l’oublier, mais l’eau potable, présente en abondance au Québec, n’est pas gratuite. Au contraire, les services d’eau représentent une part majeure du budget dans les municipalités. Et une partie importante de cette facture pourrait être évitée par une meilleure gestion des fuites et de la consommation. État de la situation.

Les fuites sont souvent insidieuses, si bien qu’on tend parfois à en sous-estimer les effets. Selon la Stratégie québécoise d’économie d’eau potable (SQEEP) 2019-2025, « les pertes d’eau potentielles représentent le quart de la quantité d’eau distribuée ».

La première mouture de la SQEEP, mise en place en 2011, a permis de renverser la vapeur en matière de pertes d’eau dans les réseaux de distribution. Toutefois, il reste encore beaucoup de travail à faire, constate le président-directeur général de Réseau Environnement, Mathieu Laneuville.

« L’objectif d’un maximum de 20 % de pertes d’eau potentielles n’a pas été atteint, et il faut donc poursuivre le travail amorcé », a-t-il relevé dans la documentation de la Stratégie.

La situation diffère d’une municipalité à l’autre. Dans certaines villes, les pertes représentent un véritable enjeu. C’est particulièrement le cas à Montréal, où le taux est d’environ 26 %. En 2015, il avoisinait les 30 %, ce qui montre que le problème tarde à se résorber.

A contrario et à titre comparatif, selon les données de 2021, en 15 ans, à Québec, le taux de fuite est passé de 35 % à 14 %.

À Montréal, alors que le budget annuel consenti à l’eau potable est de quelque 513 millions de dollars, ce « gaspillage » peut représenter une facture de 130 millions de dollars, pouvait-on lire dans La Presse à l’automne 2023 1.

Le journal Métro 2 a pour sa part évoqué une facture de 406 millions de dollars liée aux pertes d’eau dans la métropole. Son calcul est basé sur le fait qu’il en coûterait 3 $ par 1 000 litres pour traiter les 140 millions de mètres cubes d’eau perdus.

Quoi qu’il en soit, la quantité distribuée, qui inclut la consommation résidentielle et non résidentielle ainsi que les pertes, demeure élevée au Québec, comparativement à la moyenne canadienne.

En 2021, selon le Rapport annuel de l’usage de l’eau potable, les données pour la province faisaient état de 515 litres par personne par jour. La cible de 458 litres par personne par jour a été fixée pour 2025.

L’atteinte de cet objectif devrait permettre de réduire à 25 % l’écart entre la moyenne québécoise et la moyenne canadienne, est-il précisé.

 

Maintien des actifs

Aux yeux du PDG de Réseau Environnement, dans ce dossier, l’état préoccupant de certaines infrastructures d’eau serait « l’éléphant dans la pièce ». Avec 18 milliards de dollars d’infrastructures d’eau jugées « en mauvais ou en très mauvais état » à remplacer, le Québec présente un déficit de maintien d’actifs, déplore-t-il.

« À un moment donné, il faut avoir le courage de faire les investissements nécessaires, déclare Mathieu Laneuville. Pour nous, c’est sûr que c’est un enjeu majeur chez Réseau Environnement. Il faut mieux financer les infrastructures en eau pour mieux réhabiliter les conduites. On ne devrait pas avoir de conduites en très mauvais état au Québec. »

Penser aux générations futures est important, estime le spécialiste en environnement. « On a le devoir de laisser un réseau en santé, dit-il. C’est un patrimoine collectif, ces infrastructures-là, évalué à environ 200 milliards de dollars. »

Ce n’est pas le professeur d’économie à HEC Montréal et directeur du programme de baccalauréat en administration des affaires, Justin Leroux, qui va le contredire sur ce point.

Joint au terme d’une tournée régionale de sensibilisation auprès du milieu municipal sur les modes de financement des services d’eau, M. Leroux plaide pour une approche préventive. Il cite à cet effet les résultats d’une étude réalisée en 2021 pour Réseau Environnement.

Selon cette dernière, chaque dollar investi dans les infrastructures d’eau génère un rendement de 1,72 $. Ce chiffre grimpe même à 4,40 $ lorsque les investissements visent de façon plus précise les infrastructures linéaires d’eau potable.

« L’étude fait un comparatif entre le statu quo, où on laisse les infrastructures se dégrader, et le scénario selon lequel on investit le montant qu’il faut, relève M. Leroux. On a tous eu une bicyclette qu’on a laissé pourrir, puisqu’on pensait que c’était moins cher d’en acheter une neuve que de l’entretenir au fur et à mesure. C’est le même principe. »

Mieux outiller les municipalités

Consciente du travail à accomplir pour réduire les pertes d’eau dans les réseaux de distribution, l’entreprise québécoise Nordikeau s’est récemment associée à la société française Ax’eau. Elle souhaite ainsi profiter de l’expertise de cette dernière dans la détection des fuites pour bonifier son offre de services aux municipalités.

« On accompagne les municipalités québécoises depuis le tout début de la Stratégie québécoise d’économie d’eau potable », souligne le président de Nordikeau, Jean-François Bergeron. Plus on avance dans la Stratégie, plus les objectifs deviennent difficiles à atteindre, ajoute-t-il. Il faut intervenir de façon active dans les pertes d’eau. On a donc voulu accélérer notre développement, en s’associant à une entreprise dont c’est la spécialité, pour offrir les solutions les plus avancées dans la détection de fuites. »

Pour la petite histoire, l’association de Nordikeau et d’Ax’eau était écrite dans le ciel. À sa fondation, il y a 30 ans, Nordikeau a d’abord exercé ses activités sous la raison sociale AXeau un nom qu’elle a conservé jusqu’en 1999, avant d’opter pour sa dénomination actuelle.

Pour sa part, l’entreprise française Ax’eau est en service depuis 20 ans. Son fondateur, Cyril Muntzer, avait vaguement eu connaissance que le nom « AXeau » avait été utilisé au Québec quelques années plus tôt.

« Par un heureux hasard, le nom [Ax’eau] nous a attirés dans une foire en France, explique le président de Nordikeau. On s’est retrouvés devant le kiosque d’Ax’eau et ça a été le début de notre collaboration. »

« Je ne crois pas au hasard, laisse tomber Cyril Muntzer, en riant. Ça devait sûrement se passer comme ça. »

Détail : la détection de fuites figure déjà dans l’offre de services de Nordikeau. L’entreprise de Joliette accompagne de différentes façons plus de 400 municipalités québécoises dans la gestion de leurs services d’eau. Grâce à son association avec Ax’eau, elle peut désormais compter sur une équipe vouée à l’enjeu des pertes d’eau.

Ax’eau, qui gère un centre de formation en France et qui emploie 150 personnes, profite de cette occasion pour effectuer un transfert technologique et pour partager son savoir-faire avec son nouveau partenaire québécois.

Cette collaboration permettra à Nordikeau et à son partenaire d’être présents pour les « grands projets », tout en poursuivant le travail en cours avec les plus petites municipalités. Jean-François Bergeron affirme que le transfert de connaissances s’effectuera également auprès des employés municipaux avec lesquels Nordikeau travaille déjà.

Plusieurs outils

Depuis 2011, dans le cadre de la Stratégie québécoise d’économie d’eau potable, les municipalités doivent produire un bilan d’eau annuel. L’évaluation des pertes du réseau de distribution fait partie des différentes informations qu’elles doivent fournir. À la lumière des données, certaines démarches peuvent être exigées pour corriger la situation.

« Auparavant [avant 2011], les fuites éclataient souvent avant qu’on puisse les maîtriser, relève Mathieu Laneuville. L’eau se retrouvait en surface, et il fallait faire des réparations d’urgence. »

« Et quand il y a des urgences, ça fait des dégâts, ajoute le PDG de Réseau Environnement. Ça a aussi un impact sur les assurances et les frais qui y sont liés. Autre élément : mobiliser des équipes en urgence n’implique pas les mêmes coûts. Sans compter que les travaux ont aussi un impact sur la circulation. C’est sûr que la prévention permet d’offrir un meilleur service aux citoyens. »

« L’eau est un service essentiel, qui est à la base du développement de nos sociétés, renchérit Jean-François Bergeron. Il faut en prendre soin. Ça doit être prioritaire. »

Nordikeau, qui compte actuellement 175 employés, offre un accompagnement professionnel auprès des municipalités dans la gestion des services publics d’eau et d’assainissement. « Il y a des enjeux importants au Québec associés à la performance des réseaux d’eau potable », dit M. Bergeron.

Les municipalités doivent s’engager dans une recherche active et permanente des fuites. L’écoute aux poteaux d’incendie, aux vannes et aux robinets d’arrêt accessibles est l’une des méthodes couramment utilisées. Plusieurs autres outils et technologies sont à la disposition des municipalités pour améliorer leur bilan, soulignent Jean-François Bergeron et Cyril Muntzer.

La mesure en continu des débits de nuit, entre 2 h et 4 h, alors que la consommation d’eau est au plus faible, demeure un « indicateur important », signale le président de Nordikeau. Les variations observées peuvent permettre aux opérateurs de réseaux de déterminer la présence potentielle de fuites.

À la lumière du bilan SQEEP 2022, 51 % des municipalités mesurent les pertes avec le débit de nuit, relève l’analyste de données chez Nordikeau, Aurore Ygnace.

Pour sa part, Cyril Muntzer explique qu’il existe une « famille de techniques » pour « prélocaliser » les fuites, comme l’installation de capteurs (ou « mouchards ») de bruit. Ces capteurs enregistrent les vibrations émises par les canalisations d’eau potable en pleine nuit. Les résultats permettent de repérer le secteur où il y a des fuites.

Certains types de capteurs « amplifient le bruit jusqu’à 4 000 fois », signale le fondateur d’Ax’eau.

« On a des collaborateurs formés à l’écoute de ces fuites, dit-il. Ils utilisent la corrélation acoustique, qui est une technologie de localisation. Elle permet de faire de l’analyse vibratoire. Avec un ordinateur, on arrive à savoir d’où provient la fuite au mètre, et même au centimètre près. On peut par la suite préparer la réparation. »

L’utilisation du gaz traceur et de l’écoute au sol sont d’autres techniques employées par Ax’eau. Par exemple, la méthode du gaz traceur consiste à injecter un gaz dans les canalisations. Le gaz s’échappe par les interstices avant d’être repéré par un capteur électronique.

Virage numérique

Pour mieux lutter contre les polluants, nous pouvons certainement changer quelques comportements, mais il En 2022, Nordikeau a entrepris une transformation numérique avec le lancement de la plateforme Nordicité, alimentée par l’intelligence artificielle. « Celle-ci permet aux municipalités d’optimiser la gestion de leurs services d’eau en recueillant différents indicateurs et en croisant des données, dit Jean-François Bergeron. Quand les opérateurs maîtrisent ces données-là, ils ont une aide dans la prise de décisions. »

Selon la SQEEP, en 2021, la consommation moyenne résidentielle au Québec était de 260 litres par personne par jour (L/pers/d). « Il s’agit de 40 L/pers/d de plus que la moyenne canadienne de 2017 et de 76 L/pers/d de plus que la moyenne ontarienne de 2017, ce qui représente respectivement un écart de 15,4 % et de 29,2 % », est-il souligné dans le Rapport annuel de l’usage de l’eau potable en 2021.

« Il ne faudrait pas avoir des investissements à faire parce qu’on gaspille tellement d’eau que le dimensionnement des ouvrages de production et de distribution doit être agrandi, fait valoir Jean-François Bergeron. Il faut faire le chemin inverse et diminuer la consommation. »

Plus que jamais, l’eau doit être préservée, affirment tous les intervenants sondés dans le cadre de cet article. La ressource n’est pas inépuisable. Certaines grandes villes européennes, dont Barcelone, en sont la preuve. Confrontées à une sécheresse historique, Barcelone et sa périphérie ont été astreintes à d’importantes restrictions d’eau à l’hiver 2024.

« Au Québec, des municipalités sont aux prises avec une rareté d’eau pendant des périodes de sécheresse plus ou moins longues, et ça va arriver de plus en plus », estime le président de Nordikeau.

« Il n’y a pas eu un gros couvert de neige cette année, reprend-il. Et le couvert de neige recharge les nappes souterraines. Il faut donc faire attention. On pense que c’est inépuisable parce qu’on est entourés d’eau, mais dans la vraie vie, ce n’est pas le cas. »

L’avantage des compteurs d’eau 

Pour obtenir de réelles économies d’eau potable, l’installation à plus grande échelle de compteurs d’eau fait partie des outils proposés aux municipalités, avance le président-directeur général de Réseau Environnement.

« Avant la SQEEP, il y avait peu de compteurs d’eau, dit Mathieu Laneuville. On est actuellement en train d’en installer environ 100 000 dans les ICI (industries, commerces et institutions). La presque totalité des ICI va être équipée de compteurs d’eau. »

N’empêche qu’une disparité est observée avec le reste du Canada et de l’Europe, où les compteurs sont présents dans les résidences, dit-il. Pour l’heure, au Québec, l’accent a été mis sur la sensibilisation et sur l’éducation de l’économie d’eau potable. Cela a permis des avancées. « Mais c’est [l’usage de compteurs d’eau] une bonne réflexion de société à avoir », croit M. Laneuville.

« C’est démontré que l’installation d’un équipement de mesure dans les résidences, et un compteur d’eau en est un, se traduit par des économies de 10 à 15 %, affirme pour sa part Jean-François Bergeron. Et voir un compteur tourner quand tous les robinets sont fermés est un bon indicateur de pertes d’eau dans la maison. »

« On ne peut réduire que ce qu’on mesure », renchérit du tac au tac Cyril Muntzer, d’Ax’eau.

Le professeur d’économie au HEC, Justin Leroux, mentionne que l’installation d’un compteur n’a pas à s’accompagner de facto d’une facture en fonction de la consommation.

« Il y a une équation toute simple, dit-il. L’eau qu’on envoie dans le réseau est soit consommée, soit perdue. Plus on va être capable de savoir combien d’eau est consommée réellement, plus on va savoir ce qui est perdu. Le simple fait de mettre des compteurs, même si on ne tarife pas, améliore la précision des informations utiles. »

 

Pression à la baisse

Afin de prolonger la durée de vie des canalisations, le président-directeur général de Réseau Environnement fait valoir que certaines municipalités, dont Montréal, Saint-Georges-de-Beauce et Laval, ont entrepris de « faire de la gestion de pression ».

« C’est un peu comme pour le corps humain. S’il est toujours en haute pression, son espérance de vie va diminuer, dit Mathieu Laneuville. C’est la même chose pour les tuyaux d’aqueduc. S’ils sont toujours sous une forte pression, leur durée de vie diminue. Durant la nuit, on réduit donc les pressions pour que ça soulage le réseau. »

Autres avantages de la gestion de pression : elle limite le volume de pertes d’eau ainsi que la fréquence d’apparition de nouvelles fuites, révèle le PDG de Réseau Environnement.

« Cela dit, note-t-il, la SQEEP permet de constater que la qualité des réparations s’améliore avec le temps, tandis que les délais de réparation tendent à être plus courts. »

Le spécialiste universitaire des questions de l’eau, Justin Leroux, réitère l’importance pour les municipalités d’avoir un fonds consacré à l’eau pour la réalisation régulière de travaux, dans une optique « d’équité intergénérationnelle ».

« Si les sommes viennent du fonds général municipal, c’est très facile de repousser les travaux à l’année prochaine et de se concentrer sur les projets qui font plaisir à la population, dit Justin Leroux. On a tendance à oublier qu’il faut bien entretenir le service de base qu’est celui de l’eau. »

On a tous eu une bicyclette qu’on a laissé pourrir et on pensait que c’était moins cher d’en acheter une neuve que de l’entretenir au fur et à mesure.

— Justin Leroux, professeur d’économie et directeur du programme de baccalauréat en administration des affaires à HEC Montréal

 

  1. https://www.lapresse.ca/contexte/editoriaux/2023-08-20/l-eau-potable-n-est-pas-gratuite.php
  2. https://journalmetro.com/actualites/montreal/3052825/montreal-une-ville-ou-coulent-encore-trop-de-dollars/
  3. https://www.journaldequebec.com/2022/10/21/eau-potable-le-gaspillage-et-les-fuites-en-chute-libre-depuis-15-ans-a-quebec

 

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