Au moment d’écrire ces lignes, l’Institut de la statistique du Québec rapportait un taux de chômage de 4,4 % dans la province1. En d’autres termes, le Québec est en situation de plein emploi. Dans la plupart des industries, les professionnels et travailleurs disponibles sont peu nombreux et ont l’embarras du choix. Le résultat pour les employeurs : un manque criant à combler, qui entraîne parfois une baisse des services.
Dans ce contexte, quel est l’état des lieux dans le secteur de l’environnement et, plus précisément, dans le sous-secteur de l’eau ?
Strictement encadrés par le Règlement sur la qualité de l’eau potable, les métiers de la filière de l’eau influencent directement la santé publique. On ne peut donc baisser la garde ni du côté de la qualité des services offerts, ni du côté de leur quantité.
Or, selon une récente étude publiée par Enviro-Compétences 2, près de 2 000 travailleurs seront à remplacer dans l’industrie de 2020 à 2024, alors que les établissements d’enseignement ne forment qu’une centaine de professionnels par année.
Par ailleurs, les infrastructures qui assurent le traitement et la distribution de l’eau sont vieillissantes et parfois vétustes, ce qui laisse présager une demande encore plus accrue dans un avenir proche.
Afin d’établir un portrait clair de la situation et de déterminer les pistes de solution les plus prometteuses pour surmonter les défis actuels, Jean-François Bergeron, président et fondateur de Nordikeau, Dominique Dodier, directrice générale d’EnviroCompétences, et Robert Dubé, administrateur de Réseau Environnement, partagent leurs perspectives sur la situation présente et future du secteur de l’approvisionnement et du traitement de l’eau.
L’eau, cette ressource cruciale
« L’approvisionnement et le traitement de l’eau sont en amont de plusieurs services essentiels. Personne ne pourrait s’imaginer un hôpital fonctionner sans eau ! Cela dit, nous n’avons jamais manqué de cette ressource au Québec, et quand quelque chose ne manque pas, on estime moins bien sa juste valeur », résume Jean-François Bergeron.
Le président et fondateur de Nordikeau utilise cet exemple pour refléter l’importance cruciale des métiers du secteur de l’eau. Selon lui, les professionnels qui travaillent dans cette filière jouent un rôle de premier plan dans trois grandes sphères sociales : la santé publique (par l’approvisionnement en eau potable de qualité), la sécurité publique (par l’apport d’eau aux systèmes de protection contre les incendies), et la protection de l’environnement (par l’assainissement et le traitement des eaux usées).
C’est ce rôle critique, conjugué au choc causé par des crises sanitaires comme la contamination du réseau d’eau potable par l’E. coli survenue à Walkerton en mai 2000, qui a amené le Québec à réglementer les métiers entourant le traitement et l’approvisionnement de l’eau au début des années 2000.
« Le traitement de l’eau est un métier réglementé, géré par Emploi Québec, en collaboration avec l’émetteur de la réglementation, qui est le ministère de l’Environnement, explique Dominique Dodier. Pour exploiter une usine de traitement d’eau, il faut absolument des certifications. On ne peut prendre de risque là-dessus, parce que c’est un secteur de santé publique. »
Pour Jean-François Bergeron, ces standards de qualification très élevés peuvent avoir pour effet de compliquer l’accès aux métiers du secteur de l’eau, mais lésiner sur la qualité de la formation n’est pas une option : « La réglementation québécoise est très avancée, contrairement à celle d’autres juridictions. Après Walkerton, on voulait absolument s’assurer que les gens qui s’occupent de ces services sont qualifiés. C’est incontournable, et c’est tout à fait louable. »
Des formations de pointe ouvrant la voie à des emplois qualifiés
Selon M. Bergeron, bien que recruter de nouveaux étudiants soit un défi, la réponse à la pénurie passe tout de même nécessairement par la formation plutôt que par la réduction des services : « Aujourd’hui, on est confrontés à une pénurie de main-d’œuvre, mais on fait quand même les choses de la bonne façon. Ça prend des travailleurs qualifiés. Nous avons d’excellentes écoles, mais les classes sont vides. L’enjeu est d’attirer des gens dans ces programmes. »
En plus des quinze certifications de qualification et attestations d’expérience délivrées par Emploi Québec, une dizaine de formations postsecondaires sont offertes au Québec afin d’obtenir la reconnaissance requise par le Règlement sur la qualité de l’eau potable pour faire fonctionner une usine de traitement de l’eau.
Au niveau collégial, le Cégep de Saint-Laurent offre cinq programmes, dont un DEC en Technologie de l’eau et quatre AEC, notamment en Assainissement de l’eau, en Production de l’eau potable et en Traitement des eaux de consommation et des eaux usées.
Les cégeps de Jonquière, de l’Outaouais, de Rivière-du-Loup et de Shawinigan proposent quant à eux diverses AEC reconnues, dont les Techniques de gestion des eaux et les Techniques de gestion et assainissement des eaux.
De son côté, le Centre de formation professionnelle Paul-Gérin-Lajoie offre le seul DEP reconnu au Québec, soit le programme de Conduite de procédés de traitement de l’eau.
Ces différentes formations mènent à exercer le métier défini par Emploi Québec comme « opérateur (opératrice) d’installations du traitement de l’eau ».
Pour les besoins de son Étude sur la main-d’œuvre de la filière eau 3, parue en 2020, EnviroCompétences a établi 15 profils d’emplois répondant à la définition d’opérateur, lesquels peuvent être regroupés en quatre catégories de fonctions principales : le traitement de l’eau potable, le traitement des eaux souterraines, le traitement des eaux usées et la distribution de l’eau potable.
Selon Emploi Québec, les opérateurs d’installations du traitement de l’eau employés par des municipalités en 2020 détenaient au total 8 856 certifications, soit 1,3 certification par personne 4, ce qui confirme la très haute spécialisation des travailleurs du secteur.
Des besoins criants, mais des bancs d’école vides
Toutes ces formations de haut niveau ne parviennent toutefois pas à combler le besoin de main-d’œuvre actuel. En effet, toujours selon EnviroCompétences, au Québec, en 2020, 68,57 % des opérateurs étaient âgés de plus de 40 ans 5, donc relativement avancés dans leur carrière. À titre comparatif, la même année, la moyenne d’âge québécoise était de 42,6 ans 6.
Sur les quelque 6 997 opérateurs en traitement de l’eau en fonction dans la province en janvier 2020, 1 959 devraient être remplacés d’ici 2024 en raison de départs à la retraite (28 %) 7.
Pour Robert Dubé, administrateur de Réseau Environnement, les sommets connus actuellement sur le plan des besoins de main-d’œuvre sont si élevés qu’ils rappellent l’époque où l’ensemble du réseau d’assainissement d’eau a été mis au monde : « Au début des années 1980, le programme d’assainissement des eaux du Québec a été l’un des plus gros chantiers dans les régions. Des milliards ont été investis pour construire des stations dans chaque municipalité. Puis, au début des années 2000, une seconde phase de mise à jour a eu lieu. Les besoins d’aujourd’hui sont similaires à ceux connus dans ces grandes périodes d’effervescence. »
Or, seuls 114 nouveaux diplômés sortent des établissements d’enseignement chaque année 8. Ce constat alarmant est illustré de façon très concrète par Jean-François Bergeron : « Le nombre de nouveaux travailleurs qui terminent leurs études chaque année n’est probablement même pas assez élevé pour couvrir les départs à la retraite à la Ville de Montréal ! »
Selon Dominique Dodier, la situation est due en partie à la méconnaissance des carrières dans le secteur de l’eau, qui engendre un manque d’étudiants dans les établissements post-secondaires : « C’est un secteur névralgique qui touche la santé publique, et il bat de l’aile parce qu’il est peu valorisé et qu’il a fait l’objet de peu de promotion. »
Robert Dubé abonde dans le même sens : « Il faut rendre les métiers sexy. Il faut que ce soit le fun ! On doit montrer aux jeunes que les métiers de l’eau représentent des professions d’avenir, avec de bonnes conditions, et qu’ils soutiennent une grande cause. »
Des enjeux hautement significatifs
L’accroissement des besoins de main-d’œuvre, couplé au vieillissement des infrastructures et aux conditions climatiques, augmente d’année en année le risque d’urgence sanitaire.
Pour le président et fondateur de Nordikeau, qui parcourt le monde pour son travail, la situation est grave, mais elle n’est pas unique à la province : « Les changements climatiques amènent des pressions accrues sur les services d’eau et si on n’a pas de gens pour faire fonctionner ces systèmes, on se dirige vers d’importants problèmes. Ces enjeux sont nationaux, mais ils ne sont pas propres au Québec. »
Il cite en exemple les grandes pertes d’eau potable engendrées chaque année par les réseaux d’aqueducs obsolètes des diverses municipalités. Selon le Bilan de l’usage de l’eau potable 2021 publié par la Ville de Montréal, par exemple, on estime à 30 % le taux de perte d’eau potable par le Service de l’eau de la métropole, soit 140 millions de mètres cubes par année 9.
Sur le plan de l’assainissement, l’expert explique que les investissements visant à mettre à jour les installations vétustes deviennent également de plus en plus pressants : « Au Québec, les usines d’épuration ont une trentaine d’années. Des investissements importants sont à prévoir de façon urgente. Il est question de services publics de base, donc c’est inquiétant. »
Les pistes de solution pour vivifier les métiers de l’eau
Bien rusé est celui qui établira la solution miracle pour résoudre la pénurie de main-d’œuvre généralisée qui afflige le Québec depuis la pandémie. En revanche, lorsque l’on cible précisément la filière de l’eau, les experts consultés s’entendent sur des pistes de solution à envisager. Sans imaginer de remède infaillible, ils suggèrent certaines approches qui ont fait leurs preuves à l’étranger ou qui permettraient d’offrir une seconde carrière à des professionnels dans des secteurs en perte de vitesse.
Dominique Dodier cite notamment la réallocation, c’est-à-dire le transfert de professionnels de secteurs en perte de vitesse vers le secteur de l’eau, ainsi que la requalification, soit le fait d’offrir la chance à des gens qualifiés dans un domaine de se spécialiser dans un domaine connexe : « Il existe plusieurs compétences transférables entre les divers secteurs. Si un jour les pâtes et papiers ralentissaient, par exemple, la main-d’œuvre pourrait se requalifier pour le traitement de l’eau. L’idée n’est pas de se cannibaliser entre industries, mais de bien évaluer les secteurs qui sont en décroissance. »
L’étude d’EnviroCompétences sur la main-d’œuvre dans le secteur de l’eau pointe également vers l’immigration et le recrutement dans le reste du Canada comme pistes de solution. Elle rappelle, entre autres, que les travailleurs certifiés dans les autres provinces sont reconnus au Québec et que les formations données en France sont jugées équivalentes grâce à une entente de reconnaissance mutuelle. Elle précise toutefois que le recrutement international pourrait être encore plus efficace en élargissant la reconnaissance des formations à d’autres pays de la francophonie et aux États-Unis.
Les trois experts partagent cet avis, mais nuancent les effets de l’immigration sur la pénurie de main-d’œuvre en soulignant la complexité du processus d’immigration pour les entreprises et en rappelant que les métiers du secteur de l’eau sont réglementés et hautement spécialisés, ce qui limite fortement le bassin de travailleurs étrangers pouvant être embauchés.
Les AEC de courte durée sont une autre avenue qui pourrait alléger la pénurie de main-d’œuvre à très court terme. Selon Dominique Dodier, ces formations qui s’adressent aux personnes en recherche d’emploi ou en perfectionnement professionnel ont pour objectif d’offrir une formation très rapide et intensive : « Ces programmes sont comme une voie de desserte d’autoroute ! En l’espace de douze mois, les candidats deviennent opérateurs qualifiés. »
EnviroCompétences estime que les AEC pourraient également être utilisées de façon temporaire afin de former, sur une période d’un an, des personnes sorties du secondaire pour les préparer à certains métiers en traitement de l’eau.
Les formations en alternance travail-études sont aussi très efficaces et prometteuses. Ces programmes qui permettent de combiner enseignement et expérience sur le terrain ont notamment fait leurs preuves en Allemagne et en France.
Le programme COUD, par exemple, est une formation en alternance travail-études permettant aux candidats d’obtenir un emploi d’opérateur garanti après seulement 1 400 heures. Tout au long de la formation, les étudiants sont rémunérés. Le programme s’adresse aux personnes en emploi, nouvellement embauchées ou avec peu d’expérience.
De son côté, Robert Dubé rappelle l’efficacité du système ABC, l’une des solutions mentionnées dans l’étude d’EnviroCompétences. Appliquée de façon universelle aux États-Unis et ailleurs au Canada, elle pourrait selon lui se transposer au Québec. Ce système basé à la fois sur les études et sur le nombre d’heures travaillées en usine offre une reconnaissance de l’expérience des opérateurs. L’approche, qui mise aussi sur le compagnonnage, permet ensuite de répartir les travailleurs en usine sur les différents types d’installations selon leur complexité et en fonction du niveau de compétence des travailleurs.
Finalement, une stratégie de communication percutante visant à mieux faire connaître les métiers de l’eau et leurs avantages est une autre solution avancée par les trois intervenants. Jean-François Bergeron propose une application très tangible à cette solution potentielle : « Il faut aller chercher des millions de dollars pour faire une campagne nationale de promotion des métiers de l’eau, afin que la population connaisse ces métiers et que nos écoles, qui sont de très bon niveau, se remplissent. »
Si une telle campagne de marketing voyait le jour, quel message devrait-elle contenir pour convaincre les jeunes de s’enrôler ?
« Des milliers de jeunes veulent sauver la planète, lance M. Bergeron. Travailler dans les métiers de l’eau, c’est une façon très concrète d’y contribuer ! »
Robert Dubé ajoute que pour valoriser les métiers reliés au traitement de l’eau auprès des jeunes, il faut aller au-delà des questions logistiques telles que les tâches à effectuer ou les salaires à gagner.
Selon lui, il faut faire appel à leurs valeurs et leur faire réaliser qu’en choisissant cette carrière, ils peuvent aider la société : « Les jeunes veulent s’impliquer dans quelque chose de significatif, notamment l’environnement. Donc travailler dans un secteur environnemental où les besoins sont criants est une façon de s’engager envers la société, tout en ayant de bonnes conditions. C’est un secteur actif et varié qui donne l’occasion d’œuvrer à quelque chose de grand ! »
Le dynamisme du secteur et la signification sociale reliée à la carrière sont aussi les messages sur lesquels il faut miser, selon Dominique Dodier : « Ce sont des métiers à valeur ajoutée extraordinaire qui ont des répercussions sur la santé publique et sur toutes nos activités quotidiennes. Les carrières dans le secteur de l’eau proposent des professions d’excellence pour les personnes qui n’ont pas le goût de s’ennuyer. »
1 Institut de la statistique du Québec. (2023, 6 octobre). Résultats de l’Enquête sur la population active pour le Québec au mois de septembre 2023.
2 EnviroCompétences. (2020). Étude sur la main-d’œuvre de la filière eau : sommaire exécutif (p. 13). https://www.envirocompetences.org/media/publications/Sommaireexcutif-tudesurlamaindoeuvredanslesecteureauVF9oct.2020-
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid. p. 33.
6 Institut de la statistique du Québec. (2021). Panorama des régions du Québec (p. 16). https://statistique.quebec.ca/fr/fichier/panorama-des-regions-du-quebec-edition-2021.pdf
7 EnviroCompétences, op. cit., p. 13.
8 Ibid. p. 44.
9 Ville de Montréal. (2021). Bilan de l’usage de l’eau potable 2021 (p. 12). https://portail-m4s.s3.montreal.ca/pdf/bilan_de_lusage_de_leau_2021.pdf