Le Canada est un pays privilégié lorsqu’on parle des ressources en eau douce. La population canadienne peut aussi se considérer chanceuse d’avoir cet accès à l’eau, dont bien des résidents d’autres pays sont jaloux. Mais tenons-nous l’or bleu pour acquis ? Faisons-nous ce qu’il faut pour maintenir l’accès à cette ressource et en assurer la qualité ?
Alors que la grande majorité de la population canadienne est consciente que le pays est particulièrement riche en eau douce – les Grands Lacs et le fleuve Saint-Laurent représentent 20 % des ressources de la Terre –, près du tiers pense que tous les habitants du Canada ont un accès équitable à l’eau potable. C’est ce qui ressort d’un sondage réalisé pour la Fondation One Drop auprès de plus de 1500 adultes canadiens.
« Le gouvernement fédéral fait beaucoup d’efforts pour améliorer la situation, mais présentement, l’eau n’est pas potable dans 26 communautés autochtones au Canada, un pays du G7 entouré d’eau », affirme Lisa Clowery, co-cheffe de la direction de One Drop, qui a créé le Programme autochtone des alliés pour l’eau. Les efforts du gouvernement ont d’ailleurs porté leurs fruits au Québec puisque les avis à long terme concernant la qualité de l’eau potable ont été levés. La majorité des communautés touchées actuellement sont situées en Ontario, mais il y en a aussi en Saskatchewan, au Manitoba et à Terre-Neuve.
Pour quelle raison ces communautés n’ont-elles pas d’eau potable ? « En majorité, c’est parce que leurs infrastructures ne sont pas adéquates, explique Lisa Clowery. On parle de plusieurs millions de dollars par année pour les maintenir. Il faut trouver des solutions pour protéger la ressource et financer les travaux. »
Le gouvernement fédéral en action
Pas moins de 86 % des Canadiens considèrent d’ailleurs que la responsabilité de protéger les ressources en eau revient au gouvernement, révèle le même sondage réalisé pour One Drop.
Ce gouvernement, il passe à l’action. Dans les derniers mois, le fédéral a créé l’Agence canadienne de l’eau, dont le siège social est à Winnipeg. Son grand objectif : garantir la sécurité, la propreté et la bonne gestion de l’eau douce au pays. En plus de diriger la modernisation de la Loi sur les ressources en eau du Canada, notamment pour prendre en considération les changements climatiques et les droits des peuples autochtones, elle s’occupe de mettre en œuvre une version renforcée du Plan d’action sur l’eau douce. Il est question, entre autres, de permettre la réalisation d’initiatives régionales relatives aux écosystèmes d’eau douce dans les plans d’eau d’importance nationale, comme le fleuve Saint-Laurent et les Grands Lacs.
« Avant, chaque province jouait son rôle dans le domaine de l’eau potable, mais il y a maintenant une voix canadienne, et je pense que cela fera une différence, croit Lisa Clowery. C’est important que le gouvernement aille de l’avant, mais je pense tout de même que les entreprises et les individus ont un rôle important à jouer dans la protection de nos ressources en eau. »
Même si le Canada est privilégié dans le domaine de l’eau, l’inquiétude monte dans la population, surtout chez les jeunes. Le sondage de One Drop révèle d’ailleurs que pas moins de 41 % des millénariaux estiment qu’il est très probable que l’accès à l’eau potable soit affecté par les changements climatiques, alors que ce pourcentage diminue à 35 % chez les personnes de la génération X et à 27 % chez les baby-boomers.
Une prise de conscience quant à l’importance de protéger notre ressource en eau se fait aussi du côté du secteur privé. « Les entreprises tiennent de plus en plus compte des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), affirme Lisa Clowery. Elles doivent rendre des comptes à leurs investisseurs et, de plus en plus, elles agissent dans une perspective durable alors qu’avant, il y a eu beaucoup d’abus. Mais il reste encore beaucoup de travail à faire. On a besoin de plus de réglementations. »
Québec agit auprès des entreprises
Le gouvernement québécois a d’ailleurs décidé d’agir auprès des entreprises. Depuis le 1er janvier, le Règlement sur la redevance exigible pour l’utilisation de l’eau a été modifié. Pour les entreprises qui intègrent une grande partie de l’eau qu’elles prélèvent dans leurs produits, le tarif est passé de 70 $ le million de litres d’eau à 150 $. Les embouteilleurs doivent y ajouter 350 $ par million de litres d’eau. Pour les entreprises qui utilisent une grande quantité d’eau dans leurs procédés, mais qui la déversent ensuite dans un cours d’eau, la redevance est passée de 2,50 $ par million de litres à 35 $.
De plus, depuis le début de l’année, le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) rend publiques les déclarations des prélèvements d’eau des entreprises assujetties aux redevances. Une mesure demandée depuis longtemps par les organisations environnementales. Et ce n’est pas terminé. Si ce règlement touche actuellement les entreprises qui consomment au moins 75 000 litres d’eau par jour, ce seuil sera abaissé à 50 000 en 2026.
La hausse des redevances sur l’eau réalisée par le gouvernement du Québec sert à financer le nouveau Fonds bleu, qui sera doté d’un budget initial de 500 millions de dollars sur cinq ans. Ce fonds financera des initiatives pour protéger, restaurer et mettre l’eau en valeur.
Réseau Environnement, le plus grand regroupement de spécialistes en environnement au Québec, notamment dans le secteur de l’eau, a collaboré avec le MELCCFP dans les dernières années et a déposé un mémoire pour la révision des redevances exigibles pour l’utilisation de l’eau.
« Il reste encore du chemin à faire pour protéger la ressource en eau au Québec, mais l’augmentation très importante des redevances pour les industries qui prélèvent de grandes quantités d’eau vient donner un signal fort quant à l’importance de cette richesse collective », affirme Mathieu Laneuville, président-directeur général du Réseau Environnement.
Il souligne aussi l’importance du travail de concertation qui se fait au Forum d’action sur l’eau, créé par le MELCCFP. On y soutient ses choix d’interventions prioritaires dans le contexte actuel, qui tient compte des changements environnementaux et climatiques. « Nous travaillons notamment à cibler les projets qui auront le plus d’impact pour que le Fonds bleu puisse les soutenir », explique Mathieu Laneuville.
Des nouveaux polluants desquels tenir compte
Pour intervenir stratégiquement afin de mieux protéger les ressources en eau potable, le MELCCFP a effectivement besoin d’avis éclairés. Parce que la situation devient toujours de plus en plus complexe.
« Pour s’assurer que nous continuerons d’avoir accès à une eau de qualité et [que] les prochaines générations aussi, il faut protéger les lacs et les rivières, soutient Mathieu Laneuville. Il y a plusieurs contaminants émergents dont il faut tenir compte, comme les microplastiques et les perfluorés. Il faut traiter les eaux usées en conséquence pour s’assurer que, lorsqu’elles retournent dans les cours d’eau, elles ne causent pas de dommage. »
Florent Barbecot, professeur et chercheur au Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère à l’Université du Québec à Montréal, s’intéresse justement à la ressource en eau et à sa qualité au fil du temps. Dans le cadre d’un projet réalisé dans la ville de Québec, qui s’approvisionne principalement dans la rivière Saint-Charles, l’équipe du chercheur a pu montrer que les deux tiers de l’eau prélevée venaient des eaux souterraines.
« Au Québec, la plus grande partie de la qualité de l’eau dans les rivières dépend de celle des eaux souterraines, explique M. Barbecot. Or, en ce moment, les eaux souterraines prennent quelques dizaines d’années à se renouveler. Ainsi, l’eau que nous avons actuellement dans nos rivières n’a pas été affectée par tous ces contaminants émergents. Ce seront nos enfants qui verront les conséquences de nos actions, d’où l’importance d’anticiper et de réagir avant d’atteindre les limites de l’acceptable. »
Tout a bien changé depuis la construction des usines de traitement des eaux usées au Québec, il y a environ 40 ans. « Nous sommes rendus au Québec à l’assainissement 2.0, parce que plusieurs contaminants n’existaient pas à l’époque et on n’avait pas autant de connaissances non plus, par exemple sur l’impact des apports en phosphore et en azote, précise Mathieu Laneuville. Cette pollution cause l’eutrophisation des milieux aquatiques, soit une diminution de la biodiversité et de la qualité de l’eau. C’est ce qui se passe notamment dans les lacs qui ont des algues bleues. Mais on le voit aussi dans l’estuaire du Saint-Laurent. »
De nouvelles technologies à implanter
Pour mieux lutter contre les polluants, nous pouvons certainement changer quelques comportements, mais il faudra aussi investir dans de nouvelles technologies. Par exemple, en 2008, la Ville de Montréal a décidé de construire une usine d’ozonation des eaux usées, qui désinfectera l’eau avant de la rejeter dans le fleuve. L’injection du gaz, selon le Service de l’eau de la Ville de Montréal, permettra d’éliminer de l’eau plus de 99,9 % des bactéries, de 96 à 99 % des virus et de 75 à 90 % des substances d’intérêt émergent. Or, le projet, dont les coûts ont explosé et atteignent maintenant près d’un milliard de dollars, a rencontré plusieurs problèmes, notamment pour trouver preneurs aux appels d’offres. Sa concrétisation est maintenant prévue pour 2028.
Mathieu Laneuville remarque que plusieurs technologies peuvent être mises en place dans le domaine de l’eau au Québec, mais que l’enjeu est plutôt sur le plan du financement. Pour s’attaquer à ce problème, Réseau Environnement a réalisé une estimation du rendement de l’investissement dans les infrastructures en eau au Québec. Résultat ? Chaque dollar investi engendrerait un rendement de 1,72 $.
Pourquoi ? « Si on n’investit pas suffisamment, on risque d’être confronté à plusieurs problèmes, comme des fuites d’eau potable, des contaminations, des refoulements d’égouts et des dégâts dans les résidences, énumère Mathieu Laneuville. Il coûte beaucoup moins cher d’investir suffisamment dans les infrastructures et ainsi d’éviter le plus possible ces situations d’urgence coûteuses. »
Il est toutefois grand temps d’agir. « Nous avons des infrastructures municipales d’une valeur d’environ 200 milliards de dollars au Québec, ce qui est l’une de nos plus belles richesses collectives, affirme Mathieu Laneuville. Par contre, une grande partie est en mauvais ou en très mauvais état. Il faut rattraper le déficit de maintien d’actifs pour assurer leur pérennité tout en investissant dans de nouvelles technologies pour améliorer le traitement des eaux usées. »
Il souligne qu’un financement adéquat et bien planifié peut aussi permettre de réaliser des économies. « Par exemple, on peut investir pour prolonger la durée de vie d’infrastructures en mauvais état avant qu’elles deviennent en très mauvais état. Puis, on peut planifier des travaux en même temps sur la conduite d’eau potable, la conduite d’eau pluviale et la conduite des eaux usées pour éviter d’avoir à ouvrir la rue plusieurs fois et ainsi pour réduire la facture. »
Si le financement des infrastructures est un enjeu important, il doit par ailleurs nous amener à nous questionner sur notre consommation d’eau. « On consomme deux fois plus d’eau par personne au Québec qu’en Europe, affirme Mathieu Laneuville. Il y a un coût à ça et il est à la fois financier et environnemental. »
L’impact des changements climatiques
Prendre soin de la ressource en eau et éviter son gaspillage est particulièrement important alors que les changements climatiques se font sentir. En effet, si le Québec et le Canada sont privilégiés en matière d’eau, on commence à voir de plus en plus de villes québécoises en manquer. Ce fut le cas notamment en 2021 dans plusieurs municipalités de l’Estrie et de la Montérégie, où le puits individuel de certains citoyens s’est retrouvé à sec. En 2020, c’était la ville de Québec qui s’asséchait en raison des faibles précipitations alors que la COVID-19 gardait les gens à la maison. Le niveau de la rivière Montmorency, située dans le bassin versant qui approvisionne la ville, avait atteint un niveau particulièrement bas.
« C’est très surprenant que des villes au Québec manquent d’eau, et cela s’intensifiera si on n’agit pas, affirme Florent Barbecot. Ce qui se passe, c’est que les changements climatiques n’apportent pas seulement une augmentation des températures, mais aussi une augmentation de la variabilité. Les périodes plus humides s’allongent, mais les sécheresses aussi, alors les impacts sont plus grands. »
Le tout, dans un contexte où la population s’accroît. « Cela fait qu’on doit augmenter les prélèvements dans les rivières et, en même temps, bâtir davantage, ce qui diminue les surfaces où l’eau peut s’infiltrer dans le sol », explique le chercheur.
Néanmoins, il est loin d’être désespéré de la situation. Il est même très optimiste. « Dans bien d’autres pays, tout est développé déjà, alors qu’au Québec, le processus est en cours, et le MELCCFP s’intéresse à nos travaux et les soutient, indique Florent Barbecot. L’objectif est de cibler les municipalités particulièrement vulnérables et de les accompagner dans leur développement en préservant la ressource future en eau. Comme un manque d’eau affectera le rôle d’évaluation foncière, je crois que ce sera facile de sensibiliser la population et d’aller vers des solutions. »
Parce que oui, des solutions, il y en a. Et à ses yeux, il est contreproductif de s’acharner sur le secteur de l’agriculture, par exemple, qui consomme beaucoup d’eau. En restreignant l’accès à l’eau, on mettrait en péril la qualité et la quantité des cultures. Devoir importer nos fruits et nos légumes susciterait davantage d’enjeux.
« Ce qu’il faut plutôt, c’est augmenter les recharges des eaux souterraines pour qu’on puisse répondre à nos besoins comme société, indique le chercheur. On peut le faire en aménageant le territoire, par exemple en privilégiant des types de cultures plus favorables à l’infiltration d’eau. On peut aussi installer des tuyaux et des puits d’infiltration pour forcer l’eau des pluies à retourner dans le sol et ainsi venir protéger la ressource. L’accès à l’eau dans l’avenir est inquiétant si on ne fait rien, mais il n’est pas inquiétant si on devient un acteur dans le cycle de l’eau. »
Autrement dit, ce n’est pas le temps de nous asseoir sur nos lauriers.
« Le Québec peut être fier de la qualité de son eau potable accessible partout sur son territoire, mais nous avons besoin d’une vision pour protéger nos acquis et les maintenir, rappelle Mathieu Laneuville. Il faut sensibiliser les gens à cet enjeu. Oui, tout cela a un coût, mais il faut trouver des moyens de financer les investissements nécessaires. Parce que l’eau est essentielle et elle continuera de l’être.
Eau embouteillée, du robinet ou filtrée ?
« Moi, je préfère toujours l’eau du robinet. L’eau filtrée, on ne sait jamais si le filtre a été bien entretenu et, si ce n’est pas le cas, c’est certain qu’il rejette des contaminants. Avec l’eau embouteillée, il y a l’enjeu des microplastiques. Surtout si on parle d’une bouteille en plastique mou qui a passé des heures au gros soleil. L’eau du robinet, on peut la boire sans inquiétude et avec fierté, peu importe où on est au Québec. »
— Mathieu Laneuville