ReportagesLes lingettes dans les cuvettes : un nouveau fléau écologique et économique

Les lingettes dans les cuvettes : un nouveau fléau écologique et économique

Par Par Guy Des Rochers

Il en coûte 250 millions de dollars par année aux municipalités canadiennes, en dépenses de nettoyage et d’entretien des systèmes d’évacuation des eaux usées, pour contrer les méfaits d’un geste en apparence anodin, mais ô combien désastreux pour les canalisations : celui de « flusher » dans les toilettes des lingettes dites jetables.

Ce constat, tiré d’une étude réalisée par le Municipal Enforcement Sewer Use Group, démontre la gravité des problèmes provoqués par les lingettes jetables qui se retrouvent dans les égouts.

Et la crise sanitaire causée par la pandémie de COVID-19 a illustré la véracité du proverbe « Un malheur ne vient jamais seul ». Convaincus du bien-fondé des mesures sanitaires, les Québécois ont porté des masques, se sont lavé et désinfecté les mains de nombreuses fois par jour, en plus d’utiliser toutes sortes de lingettes jetables pour parfaire leurs mesures d’hygiène et décontaminer les surfaces.

Croyant à tort (puisque c’est souvent une prétention que les fabricants affichent sur l’emballage) que les lingettes étaient bio-dégradables, plusieurs les ont souvent jetées dans la toilette, comme si c’était une poubelle…

Le problème n’est pas nouveau, mais il a été exacerbé par la crise sanitaire : aux habituels condoms jetés nonchalamment dans les toilettes se sont ajoutées massivement des lingettes désinfectantes, et des quantités effarantes de gants jetables !

Les conséquences de ces actions frisant le manque de civisme sont évidentes : les tuyaux des installations intérieures (évacuation des toilettes) se bouchent ou pire encore, les canalisations des réseaux d’assainissement des eaux usées se colmatent. C’est une source d’inquiétude de plus pour de nombreuses municipalités, déjà aux prises avec une gestion du domaine de l’eau rendue compliquée par un manque de main-d’œuvre, comme partout ailleurs dans le marché du travail québécois.

Des problèmes en cascade

« Nous sommes en pénurie de main-d’œuvre partout dans le domaine du traitement des eaux, explique Alain Lalumière, chargé de projets chez Réseau Environnement. Ça augmente le temps/homme à consacrer à ces ouvrages – des heures supplémentaires, donc – en plus de toucher la réorganisation d’horaires de travail et la priorisation des tâches : si un travailleur accomplit cette tâche, il n’est pas libre pour faire autre chose. »

Le constat est simple : ces banales lingettes entraînent un ensemble de problèmes. Leurs tissus variés, dits biodégradables, sont plutôt résistants et s’accommodent très bien d’un long séjour dans l’eau sans que leur intégrité en soit réduite. L’arrivée de ces détritus dans les canalisations des eaux usées cause des dégâts en cascade : ils s’agglutinent dans les grilles, bouchent les égouts, provoquent des déversements d’eaux usées dans les cours d’eau et des refoulements d’égout dans les demeures, obstruent les pompes et causent des bris d’équipements. Cela nécessite des activités de maintenance accrues afin de désengorger canalisations et pompes, lesquelles engendrent des frais qui, tôt ou tard, devront être payés par les contribuables.

« Les lingettes sont faites de matériaux qu’on ne peut pas renvoyer à l’égout ; ce sont des fibres qui ne se défont pas, la plupart étant composées de polyester, de polyéthylène ou d’autres matières plastiques, ajoute Alain Lalumière. On les utilisait déjà avant la pandémie, mais cet usage s’est accentué depuis, selon notre sondage maison. »

Cette enquête, effectuée en septembre dernier auprès des villes membres du Programme d’excellence en eaux usées – Stations de récupération des ressources de l’eau (PEX-StaRRE) de Réseau Environnement, a révélé des données éloquentes.

Une problématique qui touche 92 % des villes interrogées

Onze villes représentant 1,4 million de personnes ont répondu à ce questionnaire. La presque totalité (92 %) d’entre elles ont indiqué connaître des problèmes liés à la présence des lingettes jetables.

Parmi celles-ci, 50 % constatent une augmentation des incidents liés à cette problématique depuis le début de la pandémie. En ce qui concerne les villes touchées, 20 % connaissent des problèmes sur l’ensemble de leur réseau d’égout, 50 % affrontent des problèmes dans plusieurs secteurs tandis que 30 % connaissent des problèmes dans quelques secteurs seulement de leur réseau.

Les incidents liés aux lingettes jetables affectent particulièrement les équipements. À ce chapitre, 90 % des villes indiquent que les réseaux d’égout et les équipements connexes (pompes, régulateurs, etc.) sont les plus touchés. Les stations de traitement étant peu ou pas concernées, le sondage révèle que ce sont les petits ouvrages qui sont le plus perturbés, en l’occurrence les conduites, les stations de pompage et les petits équipements. Quant aux équipements de moyenne capacité, ils sont touchés dans une moindre proportion.

Les résultats de ce sondage maison démontrent également que 60 % des villes considèrent comme préoccupante l’ampleur de ces problèmes, tandis que 20 % observent que cette problématique est grave ou très grave.

Finalement, les villes ont aussi évalué les conséquences des mauvais fonctionnements liés aux lingettes. L’entretien préventif a été augmenté dans 60 % des villes; 90 % d’entre elles ont constaté une usure prématurée des équipements; 30 % ont dû effectuer des réparations aux équipements en raison de bris et la même proportion a dû remplacer des équipements par d’autres, mieux adaptés à la problématique. Enfin, 40 % des villes ont noté des débordements des ouvrages de surverse ainsi que des refoulements d’égout chez l’usager.

Les citoyens ignorent souvent tous ces problèmes, puisqu’ils n’en sont pas témoins. « Sauf quand il y a un refoulement d’égout dans la maison causé par la ville, ce qui signifie qu’une conduite-maîtresse dans la rue est bloquée, nuance Alain Lalumière. Des lingettes, ça peut aussi obstruer une toilette et quand cela survient, ça fait un beau dégât. »

Mettre un terme au marketing mensonger

Comment qualifier l’action d’un citoyen qui jette ses lingettes à la toilette? Affiche-t-il un manque de civisme ou démontre-t-il, par son comportement, qu’il ignore les dommages que peut causer son geste? Bref, doit-on mieux informer les citoyens ?

« Bien sûr qu’il faut mieux sensibiliser les citoyens aux conséquences qu’entraîne l’action de jeter ses lingettes dans la toilette », indique Mathieu Laneuville, directeur général adjoint et responsable du secteur technique chez Réseau Environnement.

Cette association, en compagnie du Centre d’interprétation de l’eau (C.I.EAU) et du Regroupement des organismes de bassins versants du Québec (ROBVQ), et avec l’appui financier du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, a réalisé la campagne Pensez bleu. « Celle-ci visait à encourager les pratiques aquaresponsables dans le but de justement faire comprendre que la toilette n’est pas une poubelle, ajoute Mathieu Laneuville. Nous y parlions de beaucoup plus que les lingettes, car on sait que l’on y jette beaucoup d’autres choses. »

Un autre volet de cette problématique démontre qu’un travail de longue haleine s’impose auprès des entreprises afin de mettre un terme à leur marketing mensonger concernant les lingettes jetables, avec des mentions sur les emballages comme biodégradables ou encore pouvant être jetées dans la toilette. « Au Québec, précise Mathieu Laneuville, des organismes – dont Réseau Environnement – s’investissent à travers différents comités internationaux ou locaux afin de responsabiliser davantage les entreprises produisant des lingettes dans le but de créer une sorte de certification qui empêcherait les entreprises d’affirmer n’importe quoi sur les emballages de leurs produits. »

Vers une réglementation

Par exemple, Martine Lanoue, conseillère à la Ville de Terrebonne en gestion des eaux, a été désignée par Réseau Environnement pour représenter le Québec au comité des lingettes jetables de la Canadian Water and Wastewater Association (CWWA), afin que celui-ci accouche éventuellement de normes, d’une réglementation ou d’une définition officielle pour l’utilisation du terme « lingette jetable » sur les emballages – bref, pour trouver une solution qui soutienne l’emploi et le libre-échange, mais pas au détriment des systèmes d’assainissement des eaux usées. Ce collectif international de groupes de l’industrie de l’eau et de services publics regroupe, outre la CWWA, des représentants du Municipal Enforcement Sewer Use Group (MESUG) au Canada et de la WEF (Water Environment Federation).

La formulation d’une recommandation commune viserait à interdire l’apposition de la mention biodégradable ou pouvant être jetées dans la toilette aux lingettes jetables contenant un matériau plastique. Cette formulation pourrait être analogue à une loi californienne sur l’étiquetage des plastiques, laquelle interdit la vente de tout produit ou emballage en plastique ayant une mention biodégradable ou toute autre affirmation non prouvée impliquant que l’article se brisera, se fragmentera ou se décomposera dans une chasse d’eau, dans une décharge ou dans un autre environnement.

En 2019, une étude de l’Université Ryerson, en Ontario, préparée pour le MESUG, a révélé que les lingettes, les chiffons, les protège-couches et autres produits commercialisés au Canada comme étant jetables dans les toilettes ne sont pas sécuritaires à cet égard. Au contraire, ils contribuent au blocage des réseaux d’égouts et polluent les cours d’eau.

« Aucune des lingettes offertes dans le marché canadien n’a été jugée sécuritaire lorsque jetée dans les toilettes, raconte Alain Lalumière. Cela contredit ce qui est imprimé sur les emballages. On retrouve même des boniments, comme recommandé par les plombiers, alors qu’aucune association de plombiers n’émet de telles affirmations. »

Par ailleurs, des groupes de défense de l’environnement comme les Amis de la Terre Canada et EcoJustice ont déposé une plainte en justice au sujet de ces prétentions après que l’étude de l’Université Ryerson eut révélé que 23 sortes de lingettes étiquetées comme jetables dans les toilettes ne l’étaient pas en réalité, et le Bureau de la concurrence du Canada a indiqué enquêter sur le marketing fait par des entreprises qui fabriquent des lingettes « jetables dans les toilettes » 1.

Beaucoup de répercussions négatives

Contrairement au papier de toilette, les lingettes jetables ne se décomposent pas dans les égouts et les cours d’eau. « Au Québec, une entreprise comme Cascades fabrique du papier de toilette avec des fibres 100 % recyclées et réellement biodégradables. C’est loin d’être le cas avec les lingettes jetables, dont on peut contester la véritable utilité, commente Mathieu Laneuville. Dans les faits, leur utilisation comporte beaucoup de répercussions négatives en matière d’économie circulaire et de développement durable. Cela met en lumière de réelles lacunes quant à l’écoconception de ce genre de produits à la base… »

En réalité, les lingettes jetables constituent un vrai désastre environnemental.

Ces produits à usage unique entraînent des bouchons dans les égouts constitués d’amas de déchets solides, lesquels obstruent les canalisations et provoquent même des surverses et des inondations. Dans les pires cas, ces amas se déversent des égouts lors des débordements et pénètrent dans les lacs, les rivières et les océans, polluant les cours d’eau avec des déchets, des microplastiques et des microfibres, ce qui nuit  aux écosystèmes. La langue anglaise a même créé un mot-valise pour décrire ces amas de déchets ménagers qui bloquent les canalisations : fatberg, qui est l’union des mots fat (gras) et iceberg.

Ces fatbergs ont donc des coûts environ-nementaux et économiques gigantesques. Mais à qui la faute ? Peut-on réprimander les consommateurs pour autant ?

« Il devrait être interdit aux entreprises de tromper les consommateurs en étiquetant faussement leurs produits. Même s’il s’agit d’un projet de longue haleine, souhaitons qu’un étiquetage approprié sur les emballages soit adopté et fasse en sorte que les lingettes jetables seront proprement éliminées, hors des réseaux d’égouts et loin des cours d’eau », conclut Mathieu Laneuville.

Terrebonne, une ville proactive contre l’épidémie de lingettes

« Nous avons constaté une augmentation des déchets liés aux lingettes jetables pendant la pandémie. Est-ce parce que les gens les utilisent davantage ? Ce phénomène est-il causé par le télétravail, alors que plus de gens restent chez eux ? Chose certaine, cette problématique existe depuis 10 à 15 ans, et chaque année, c’est pire. »

Louis-Jean Caron est chef de division de l’hygiène du milieu de la Direction des travaux publics de Terrebonne, une ville en expansion. Les nouveaux quartiers qui s’y développent et l’augmentation de la population peuvent aussi expliquer, selon lui, la croissance des interventions provoquées par les lingettes.

Quoi qu’il en soit, Terrebonne fait partie du cortège des municipalités aux prises avec le fléau des lingettes jetables… qui sont mises dans les toilettes. « Les seules choses qui doivent se retrouver dans les toilettes, ce sont les excréments, l’urine et le papier de toilette », martèle M. Caron, comme en écho aux nombreux messages transmis à la population sur différentes plateformes, dont les réseaux sociaux. C’est sans oublier qu’au lancer de la lingette dans les toilettes s’ajoute le tir des tampons, des serviettes hygiéniques, des condoms et même des seringues, pour ne nommer que les objets les plus courants !

On double les équipes de travail

La problématique des lingettes jetables oblige les municipalités à réagir avec vigueur. « Nous avons modifié nos équipes de travail et nous faisons beaucoup plus d’interventions et de nettoyage préventif afin de limiter les actions d’urgence. Nous réussissons quand même à avoir un bon score en étant proactifs, en travaillant en amont d’éventuels problèmes. »

Louis-Jean Caron mentionne qu’il se produit quand même des débordements et des interventions d’urgence, même si son équipe déblaie les pompes une fois par semaine pour enlever les amas de déchets et pour nettoyer les systèmes de niveau, les flottes, etc. « Nous préférons agir ainsi, de jour et en semaine, au lieu de vivre de mauvaises surprises durant la nuit, un week-end », ajoute-t-il, avec sagesse.

En prévention, la Ville a dû doubler les équipes dédiées aux stations de pompage. Deux nouvelles ressources ont été embauchées, en dépit de la pénurie de main-d’œuvre qui sévit au Québec. Une autre conséquence importante dont on parle habituellement peu, selon M. Caron, c’est le volet santé et sécurité des travailleurs.

« Nous multiplions les entrées en espaces clos dans des milieux à risque, pour faire des interventions qui auraient pu être évitées si les gens avaient eu de bonnes habitudes. Aller dans le fond d’un puits humide d’eaux usées, lequel peut dégager du sulfure d’hydrogène (H2S), un gaz dangereux qui comporte des risques graves pour la santé, ou subir des projections d’eaux usées dans les yeux, ce sont des risques que nous cherchons le plus possible à éviter. »

Une approche dynamique

Par ailleurs, parce que l’entrée des étangs situés à La Plaine ne comportait pas de dégrilleur, des amas de déchets s’accumulaient sur des aérateurs flottants et leur simple nettoyage représentait une besogne sans fin. Des investissements ont donc été nécessaires pour installer un dégrilleur.

« Celui-ci a aidé à sécuriser davantage les activités, car envoyer des équipes sur l’eau, sur un ponton, ce n’était pas l’idéal, même si nous travaillions avec des outils sécuritaires », précise Louis-Jean Caron.

Pour contrer cette calamité des lingettes, la Ville a choisi une approche dynamique : le message est martelé régulièrement auprès de la population sur plusieurs plateformes pour contrecarrer cette forme d’incivisme et une campagne de sensibilisation prévue dès 2022 est actuellement en préparation. Aussi, Martine Lanoue, conseillère à la Ville de Terrebonne en gestion des eaux, siège à différents comités, tant internationaux qu’interprovinciaux, pour forger une réglementation capable de dompter le marketing mensonger des fabricants de lingettes prétendument jetables dans les toilettes.

« Terrebonne a choisi d’exercer un leadership en la matière. Il faut surtout s’assurer que les fabricants sont de bonne foi et qu’ils mettent des informations réelles sur leurs emballages », conclut Louis-Jean Caron.

 Nous avons constaté une augmentation des déchets liés aux lingettes jetables pendant la pandémie. Est-ce parce que les gens en utilisent plus ? Ce phénomène est-il causé par le télétravail, alors que plus de gens restent chez eux ? Chose certaine, cette problématique existe depuis 10 à 15 ans, et chaque année, c’est pire. »

—   Louis-Jean Caron

  1. La Presse Canadienne. (2019, 28 août.) Enquête sur les lingettes « jetables dans les toilettes ». La Presse. https://www.lapresse.ca/actualites/environnement/2019-08-28/enquete-sur-les-lingettes-jetables-dans-les-toilettes

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