ReportagesGérer les eaux pluviales, une plante à la fois

Gérer les eaux pluviales, une plante à la fois

Par Samuel Larochelle

Les villes grossissent, s’étendent et se densifient. Partout sur la planète, ce phénomène rend les sols de plus en plus imperméables. Il augmente également les risques d’inondations et intensifie la pollution des milieux naturels, alors que les changements climatiques causent eux aussi des maux de tête aux municipalités. Heureusement, des solutions existent. Dans le haut de la liste : les infrastructures vertes (IV), des systèmes végétalisés qui permettent une gestion des eaux pluviales beaucoup plus saine.

Mettons d’abord les choses en contexte. Selon les experts en environnement, le futur nous réserve une augmentation de l’intensité des pluies de 15 %, des périodes de sécheresse plus longues, des redoux plus fréquents en hiver, une succession de gels et de dégels, ainsi qu’une migration vers le nord d’animaux, d’espèces végétales et de maladies.

Bref, on annonce plusieurs défis auxquels les spécialistes devront trouver des solutions. Parmi ceux-ci : Danielle Dagenais, chercheuse à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. « Il y a quelques années, on disait que le climat de Montréal en 2050 ressemblerait à celui de Philadelphie, dit-elle. On ne parle pas d’une situation impossible : ça ne deviendra pas le Sahara ni un endroit qui recevra des mètres et des mètres de pluie, mais on doit s’attendre à gérer plus d’eau. »

Une solution tout ce qu’il y a de plus naturelle existe déjà pour recueillir l’eau de pluie : les infrastructures vertes, soit les arbres de rue, les jardins communautaires, les toits verts, les murs végétalisés, les parcs (petits ou grands), les milieux naturels et les plates-bandes, notamment.

Par exemple, si une municipalité désire mieux gérer ses eaux de pluie, la biorétention (un sol ou un substrat avec des végétaux) peut retarder le débit de pointe, traiter l’eau et recharger la nappe phréatique, en plus d’offrir un habitat aux insectes et aux animaux. C’est sans oublier son effet indéniable sur les îlots de chaleur, grâce à l’ombre produite par les végétaux et aux effets de l’évapotranspiration. « Quand on calcule les coûts des IV, il faut absolument calculer leurs bénéfices, qui sont très nombreux », affirme la spécialiste.

Que les amoureux des infrastructures grises se rassurent : leurs équivalents verts ne signifient pas la fin des tuyaux, mais plutôt l’arrivée d’un complément.

Une population heureuse

Ainsi, une municipalité peut décider de conserver ses infrastructures vertes existantes, de les améliorer ou d’en créer de nouvelles : une façon de verdir un secteur et d’améliorer le cadre de vie des citoyens.

À Portland, l’une des villes phares dans le domaine de la gestion des eaux pluviales, des études ont démontré que les citoyens marchaient davantage sur une rue où avait été implantée la biorétention. L’économie bénéficie elle aussi d’un environnement plus vert, selon Danielle Dagenais. « Si on embellit une rue commerciale, les gens seront plus tentés de fréquenter ses commerces. »

Alors que les citoyens exigent de plus en plus de verdissement, les IV s’avèrent des solutions accessibles et très polyvalentes. Partout au Québec, un engouement se fait sentir. « Une nouvelle génération de professionnels arrive dans les villes, après avoir été sensibilisée à ces questions durant ses études. Dans les écoles d’urbanisme et d’architecture de paysage, on forme de plus en plus d’étudiants qui s’intéressent à ces phénomènes et qui veulent intégrer un système de gestion des eaux pluviales dans presque tous les projets. Ça va faire une grande différence. »

Cela dit, les municipalités ont tout intérêt à s’approprier ces nouvelles idées en s’entourant d’experts. « Il faut choisir avec soin les types de végétaux, de sols et de substrats. Ce n’est pas n’importe quel arbre ou arbuste qui permet d’améliorer les performances du système de gestion des eaux pluviales. Heureusement, les spécialistes sont de plus en plus conscients de chacune des composantes des IV et du rôle qu’elles peuvent jouer. »

La spécialiste est convaincue que de nouvelles idées émergeront à court terme. Les municipalités songent de plus en plus à utiliser les lieux publics ou les terrains dans les parcs comme bassins de rétention quand il y a trop de pluie. On remarque un intérêt grandissant pour la plantation d’arbres dans des fosses pour la gestion des eaux pluviales. Depuis peu, on parle aussi des toits bleus, qui collectent temporairement l’eau de pluie avant qu’elle atteigne les réseaux d’égouts, en plus de la traiter et de l’utiliser pour irriguer le paysage environnant.

« Il y a quelques années, on disait que le climat de Montréal en 2050 ressemblerait à celui de Philadelphie. On ne parle pas d’une situation impossible : ça ne deviendra pas le Sahara ni un endroit qui recevra des mètres et des mètres de pluie, mais on doit s’attendre à gérer plus d’eau. »

—  Danielle Dagenais

Melbourne, leader mondial

Implanter des infrastructures vertes, c’est bien. Savoir où elles seront le plus efficaces, c’est mieux. Afin de faire des choix éclairés en fonction d’une multitude de critères urbanistiques, la ville de Melbourne, en Australie, a développé des outils d’aide à la décision qui attirent l’attention du monde entier.

En premier lieu, l’outil UrbanBEATS3 a été créé pour utiliser de nombreuses données sur les systèmes urbains, la topographie du territoire et le schéma d’écoulement des eaux pluviales afin de fixer des objectifs de réduction du ruissellement urbain ou de la pollution dans le ruissellement.

Ensuite, toujours dans la métropole australienne, SSANTO2 a été fabriqué afin de franchir un pas de plus : l’outil permet aux décideurs de considérer une vaste gamme d’éléments socio-environnementaux et de les combiner aux critères d’ingénierie, en pondérant chaque critère selon leurs préférences, afin de cibler les endroits les plus stratégiques pour implanter des IV. « Par exemple, l’outil peut considérer la facilité de connexion aux infrastructures de drainage déjà existantes et considérer les sites qui ont le plus besoin des bénéfices potentiels des IV, comme les secteurs avec le plus de problèmes d’îlots de chaleur ou ceux où vivent les populations les plus vulnérables à ces îlots », explique Françoise Bichai, chercheuse à Polytechnique Montréal, qui collabore avec les créateurs australiens pour adapter l’outil aux critères du Québec, très variables d’une municipalité à l’autre.

Convaincue que l’outil sera apprécié à travers la province, celle-ci affirme toutefois que les municipalités québécoises font une implantation « opportuniste » des infrastructures vertes. « Les villes pensent aux IV presque seulement quand elles doivent refaire une rue, alors que l’outil pourrait leur permettre d’être plus stratégiques dans leur planification à la grandeur du territoire. Ce serait un processus moins aléatoire. »

Le phénomène australien

Pourquoi l’Australie est-elle à ce point en avance sur le Québec et le reste du monde ? Selon Mme Bichai, qui a travaillé durant quelques années chez nos voisins « d’en dessous » dans le cadre d’un postdoctorat avec un groupe de l’Université Harvard, la « sécheresse du millénaire » qui a sévi en Australie de 1997 à 2010 a poussé les décideurs à revoir leurs méthodes. « Les grandes villes australiennes, pour la plupart situées sur la côte, ont réalisé à quel point elles dépendaient de l’approvisionnement en eau de surface. En raison des très faibles précipitations annuelles, leur approvisionnement était menacé. Vers 2007-2008, le niveau d’eau dans leur réservoir était si bas qu’il ne restait que trois mois pour fournir la ville en eau ! »

Plongées dans une situation d’urgence, les grandes villes ont construit des usines de dessalement des eaux de l’océan pour la rendre potable, ce qui a entraîné des coûts financiers et environnementaux élevés. « Elles n’avaient pas tellement le choix, mais comme il a ensuite plu beaucoup, ces usines n’ont pas servi durant plusieurs années, précise la spécialiste. À travers le pays, les dirigeants ont donc été très critiques de leur propre gestion de crise. Peu à peu, l’Australie s’est tournée vers la planification à long terme, en diversifiant ses sources d’appro-visionnement en eau. »

Au programme : collecte des eaux de pluie, irrigation de terrains publics ou de terres agricoles avec des eaux usées ou des eaux de ruissellement. « L’Australie est devenue un leader dans le modèle des villes aquaresponsables (water sensitive cities). Je ne crois pas que le Québec soit encore prêt aux usages des eaux usées, de ruissellement ou de pluie. Il faut que la population soit sensibilisée et que les perceptions changent. »

Il faut aussi dire qu’une ville comme Melbourne possède un réseau séparatif, c’est-à-dire que les eaux pluviales sont drainées dans un réseau d’égout distinct de celui des eaux usées domestiques. Au Québec, la plupart des villes ont des réseaux unitaires ou pseudoséparatifs. Donc, les eaux pluviales et sanitaires sont combinées, ce qui crée des enjeux liés aux surverses (évacuations par débordement).

« Les villes pensent aux IV presque seulement quand elles doivent refaire une rue, alors que l’outil pourrait leur permettre d’être plus stratégiques dans leur planification à la grandeur du territoire. »

—  Françoise Bichai

Un îlot de rétention à Trois-Rivières

Depuis la fin juin 2017, quelque 135 arbres, 1067 arbustes et 18 000 plantes vivaces et graminées ont été ajoutés au paysage de la rue Saint-Maurice, à Trois-Rivières. S’agit-il d’un aménagement paysager visant à embellir les environs ? Pas du tout. La ville, vieille de presque quatre siècles, regarde vers le futur en misant sur un projet d’îlots de rétention constitués d’infrastructures vertes qui aident à mieux gérer les eaux de pluie.

Lorsque la municipalité a choisi de remplacer les conduites d’eau et d’égouts de cette grande artère, le moment semblait tout indiqué pour revoir un paquet d’éléments. « Quand on fait de l’excavation pour changer des conduites en fin de vie utile, on en profite pour aller plus loin, explique Guillaume Cholette-Janson, coordonnateur des relations avec le milieu pour la Ville de Trois-Rivières. Défaire la rue, c’était une belle occasion de repenser l’aménagement de surface. Nous avons donc utilisé une subvention du Fonds pour l’eau potable et le traitement des eaux usées afin de travailler à une saine gestion des eaux pluviales. »

Une décision qui est loin d’être anodine. En raison des changements climatiques et de l’urbanisation des villes, les surfaces deviennent de plus en plus imperméables, ce qui empêche l’eau de s’infiltrer adéquatement. « Pour remédier à la situation, nous avons prévu des endroits permettant à l’eau de s’infiltrer et de recharger la nappe phréatique, en plus d’assurer un approvisionnement en eau potable à long terme », dit Julien St-Laurent, superviseur en environnement dans la division du développement durable de la municipalité.

« La meilleure façon de gérer l’eaux de pluie, c’est de la gérer là où elle tombe, sans jamais la transporter, ajoute-t-il. Si l’eau reçue dans l’îlot de biorétention s’infiltre vers la nappe phréatique, c’est plus avantageux que de collecter l’eau dans un puisard et de l’envoyer dans huit kilomètres de tuyaux vers un plan d’eau. »

Métamorphoser la rue

Le projet visait à déterminer si l’infiltration d’eau de pluie, grâce à l’implantation d’îlots de végétation sur les bordures de trottoirs tout au long de la rue Saint-Maurice, donnerait une eau de qualité au point de la rendre potable. « Les îlots végétalisés installés plus bas que le reste du sol accumulent l’eau de pluie et la filtrent à travers les racines des plantes et le substrat (un mélange précis de sable et de différentes terres) qui ralentissent l’écoulement de l’eau et permettent la filtration », souligne M. St-Laurent.

Le choix des espèces végétales devait également être fait avec grande attention. « La majorité des plantes sont des iris versicolores, qui s’avèrent très bons pour ce travail, précise-t-il. Nous testons également plusieurs sortes de fougères, qui sont habituellement très résistantes aux inondations et aux périodes de sécheresse, ainsi que l’asclépiade, la nourriture principale des papillons monarques. »

Ainsi, les arbres, les arbustes et les plantes peuvent filtrer certains polluants des eaux de ruissellement, en plus d’avoir un attrait esthétique, tant pour la population que pour les insectes. « Quand nous avons fait un tournage vidéo, nous nous sommes retrouvés avec une grande présence de papillons et d’insectes pollinisateurs. C’était magnifique », se souvient M. Cholette-Janson.

Cette aventure de biorétention est un projet de recherche mené en collaboration avec une équipe d’experts de Polytechnique Montréal et de l’Université de Montréal. La rue Saint-Maurice a été choisie entre autres en raison de sa largeur, qui permettait l’implantation d’infrastructures vertes. « Notre projet pilote visait à évaluer les répercussions des IV sur la diminution des eaux de ruissellement dans le système unitaire, la percolation potentielle sur les eaux souterraines, l’hydrologie locale et la recharge de la nappe phréatique, résume la chercheuse Sarah Dorner. Nous voulions aussi analyser les effets d’atténuation des pics de contaminants qui se retrouvent dans l’environnement quand il y a des débordements, lesquels sont de plus en plus nombreux ».

Évidemment, ces installations ne devaient pas créer de nouveaux problèmes à Trois-Rivières. « Comme nous changeons l’hydrologie, nous voulions bien comprendre ce qui allait se passer, et nous n’avons pas constaté de réels soucis, dit Mme Dorner. L’expérience a été un succès. Nous avons beaucoup appris, afin de bien mesurer les débits d’eau qui sortent de ces infrastructures. Ce n’était pas évident, mais nous avons réussi à bien instrumenter notre démarche. Grâce au projet pilote, nous avons certainement de belles données sur un grand nombre de paramètres. Nous sommes encore en train de traiter plusieurs informations. »

Plus de trois ans de travail

Ayant débuté en juin 2017, les travaux d’implantation des infrastructures ont transformé 1,3 km de la rue Saint-Maurice, entre le boulevard Sainte-Madeleine et le chemin des Sources.

Ils s’inscrivent dans la démarche de développement durable de la Ville de Trois-Rivières, qui voulait non seulement mieux gérer ses eaux de pluie, mais également réduire les îlots de chaleur, augmenter la présence de végétaux dans ce secteur urbain, embellir le paysage, améliorer la qualité de vie dans le quartier pour les piétons et les automobilistes, aménager des intersections plus larges et plus sécuritaires, ainsi qu’apaiser la circulation automobile grâce au rétrécissement de la rue.

La première phase de collecte d’échantillons et de données s’est étendue de juin 2018 à l’automne 2020. « Dans le premier volet, nous validions l’efficacité des végétaux, du sol et des substrats pour fixer et filtrer l’eau, explique Julien St-Laurent. Nous avons planté des tubes transparents dans les îlots de biorétention. Puis, les membres de l’équipe de recherche ont placé des caméras dans les tubes pour faire un suivi de la croissance racinaire des végétaux. Ils ont aussi réalisé des prélèvements de feuilles et de tiges pour analyser la concentration des polluants absorbés par les végétaux. »

De son côté, le bilan des eaux du projet est toujours en cours. « C’est beaucoup plus ardu de trouver une façon de capter l’eau et d’avoir des données sur le débit d’eau qui entre et qui sort des îlots, mais nous progressons, dit-il. La collecte de données devrait se terminer en 2022. »

Un pas de plus

Vu l’intérêt de la Ville de Trois-Rivières pour ce projet pilote, la municipalité a ensuite été approchée pour tester les outils de soutien à la décision pour l’implantation d’infrastructures vertes UrbanBEATS3 et SSANTO2, qui ont été conçus en Australie. « Comme nous étions déjà dans une phase de recherche, nous nous sommes dit : “Pourquoi pas ?”, affirme M. St-Laurent. Il fallait seulement investir du temps et contribuer au projet avec nos données, sans dépenser plus d’argent. C’était gagnant pour tout le monde. »

La municipalité trifluvienne compte bien partager ses acquis avec le reste du Québec, lors des colloques et des concours municipaux à venir. « Les municipalités québécoises se parlent, dit Guillaume Cholette-Janson. Nous avons les mêmes réalités climatiques, budgétaires, sociales et politiques. Nous pensons que notre expérimentation et nos échanges permettront de voir éclore des projets gagnants dans plusieurs autres villes. »

« La meilleure façon de gérer l’eau de pluie, c’est de la gérer là où elle tombe, sans jamais la transporter. Si l’eau reçue dans l’îlot de biorétention s’infiltre vers la nappe phréatique, c’est plus avantageux que de collecter l’eau dans un puisard et de l’envoyer dans huit kilomètres de tuyaux vers un plan d’eau. »

—  Julien St-Laurent

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